Pensamiento: "Les Mots et les Choses", par Thomas Ferenczi

Rétrolecture 1966

Les Mots et les Choses, de Michel Foucault (1926-1984), commence par un morceau de bravoure qui a beaucoup contribué à la renommée du livre : la savante description d'un tableau de Vélasquez, Les Ménines, devenue un classique de l'analyse picturale. Sur ce tableau, que Foucault désigne par son titre français, Les Suivantes, on aperçoit l'infante Marguerite d'Espagne, entourée de demoiselles d'honneur, de courtisans, de nains. A gauche, en retrait, le peintre se tient devant une grande toile, dont on ne voit que le dos. A l'arrière-plan, sur le mur du fond, un tableau, note Foucault, "brille d'un éclat singulier".

Deux silhouettes s'y dessinent. Ce tableau est un miroir, qui reflète les visages du roi Philippe IV et de son épouse. Les souverains sont à l'extérieur du tableau, "retirés en une invisibilité essentielle", mais "ils ordonnent autour d'eux toute la représentation". Ils en sont la condition de possibilité. "Peut-être y a-t-il, dans ce tableau de Vélasquez, comme la représentation de la représentation classique", mais on y lit aussi, selon Foucault, "la disparition nécessaire de ce qui la fonde". Et l'auteur de conclure : "Libre enfin de ce rapport qui l'enchaînait, la représentation peut se donner comme pure représentation."

Pourquoi cette longue ouverture sur l'idée de représentation dans l'oeuvre de Vélasquez ? Parce que cette notion est, selon Foucault, le principe qui organise les savoirs à l'âge classique. Chaque époque se caractérise par un "champ épistémologique" particulier, qui forme le "socle" des diverses connaissances et commande leur apparition. Foucault appelle "épistémê" cet "a priori historique" sur fond duquel se constituent les diverses sciences. Il s'attache à trois d'entre elles (le langage, la vie et les richesses) pour souligner leur "cohérence", aux XVIIe et XVIIIe siècles, avec la théorie de la représentation.

La Renaissance, elle, était fondée sur la ressemblance. "Le monde s'enroulait sur lui-même", écrit Foucault. Don Quichotte en apparaît, sur le mode de la dérision, comme l'incarnation. "Tout son chemin est une quête aux similitudes", mais celles-ci tournent au délire. Au XIXe siècle vient l'âge de l'histoire, qui devient "le mode d'être fondamental des empiricités" et qui introduit dans la pensée moderne "cette étrange figure du savoir qu'on appelle l'homme". Voici l'homme "au fondement de toutes les positivités", en cette place du roi "que lui assignaient par avance Les Ménines, mais d'où pendant longtemps sa présence réelle fut exclue".

Or cette période, selon Foucault, est peut-être en train de se clore et l'homme, une "invention récente", en voie de disparaître. Si une nouvelle "épistémê" venait à naître, par l'effet d'un nouveau changement dans les dispositions du savoir, "alors on peut bien parier que l'homme s'effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable". C'est la dernière phrase du livre. "Fin de l'humanisme ?", titre Jean Lacroix dans son article du Monde. Celui de Gilles Deleuze dans Le Nouvel Observateur s'intitule "L'homme, une existence douteuse" et celui de Georges Canguilhem, un an plus tard, dans Critique, "Mort de l'homme ou épuisement du cogito".

"ANTI-HUMANISME THÉORIQUE"

En pleine vogue du structuralisme, l'ouvrage de Foucault, publié en 1966, la même année que les Ecrits de Lacan ou Critique et vérité de Barthes, est perçu par nombre de lecteurs comme un des principaux manifestes du mouvement, même si l'auteur se défend d'y appartenir. En montrant que la connaissance ne résulte pas du progrès continu de la raison, mais d'un système de règles propres à chaque époque, puis en affirmant que l'homme comme objet des sciences dites humaines est peut-être voué à une "fin prochaine", le philosophe donne la priorité au jeu des structures pour définir les conditions du savoir. "Mais Foucault ne nous dit pas ce qui serait le plus intéressant, objectera Sartre, l'une des cibles du livre, à savoir comment chaque pensée est construite à partir de ces conditions et comment les hommes passent d'une pensée à une autre."

Les discussions suscitées par "l'anti-humanisme théorique" de Foucault, en écho aux théories exposées l'année précédente par Althusser dans Pour Marx, assurent au livre un important succès de librairie. Selon Didier Eribon, biographe de Foucault, les premiers tirages sont vite épuisés. Plus de 20 000 exemplaires sont vendus la première année, plus de 110 000 le seront en vingt ans. C'est beaucoup pour un ouvrage de sciences humaines, souvent aride, parfois obscur. Le cinéma le consacre : dans La Chinoise, de Jean-Luc Godard (1967), Les Mots et les Choses, "dernier barrage que la bourgeoisie puisse encore dresser contre Marx" selon Sartre, est attaqué à coups de tomates.

Quarante-deux ans après sa parution dans la "Bibliothèque des sciences humaines" (Gallimard), le livre, publié en poche dans la collection "Tel" depuis 1990, continue de se vendre, selon l'éditeur, à environ 4 000 exemplaires par an. Mais il est resté sans vraie postérité. Foucault en parlera comme d'"une sorte d'excursus" dans son oeuvre. Certes, le titre de sa chaire au Collège de France ("Histoire des systèmes de pensée") sera dans la continuité de ce travail, mais son attention va se tourner vers d'autres questions qui, sans être en rupture avec celles qu'il posait dans Les Mots et les Choses, justifieront une approche différente. Avec Surveiller et punirHistoire de la sexualité, la réflexion sur les dispositifs de pouvoir va prendre le pas sur l'analyse des "épistémês". C'est ce Foucault-là qui inspire encore nombre de chercheurs à travers le monde plutôt que celui des Mots et les Choses.
puis


LES MOTS ET LES CHOSES de Michel Foucault. Gallimard, "Tel", 1990 (réédition), 400 p., 11,50 €.

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