Arte: Max Ernst en 184 scènes primales
Après Vienne, Brühl, Hambourg et Madrid, les meilleurs collages du génie surréaliste font halte au Musée d'Orsay.
Max Ernst à Orsay? D'aucuns objecteront que l'Allemand né à Brühl en 1891 et mort à Paris en 1976 est un homme du XXe siècle. Un génie dont l'œuvre protéiforme a irrigué la création occidentale de l'avant et de l'après-guerre bien au-delà du surréalisme (Jackson Pollock par exemple).
Mais, au deuxième étage du musée, dès qu'on plonge dans ses 184 collages originaux qui forment l'intégralité d'Une semaine de bonté ou les Sept Éléments capitaux, cinq cahiers publiés en 1936 aux éditions de la Galerie Jeanne Bucher, l'omniprésence du XIXe saute aux yeux. Ces découpages, si fins qu'on ne voit presque pas le coup de ciseaux ou de scalpel, sont essentiellement nourris de gravures noir et blanc qui illustraient les périodiques à bon marché cultivant le sensationnel, les catalogues de manufactures et les manuels médicaux publiés du temps des Caprices de Goya, du Juif errant d'Eugène Sue ou du Dracula de Bram Stoker.
«Cette œuvre opère la jonction entre deux siècles, entre deux imaginaires fantastiques. D'un côté, celui d'Edgar Poe et de Gustave Doré et, de l'autre, celui du Paysan de Paris de Louis Aragon et de Nadja d'André Breton», commente Werner Spies, ancien directeur du musée d'art moderne du Centre Pompidou, grand spécialiste du surréalisme et commissaire de l'exposition.
Après Vienne, Brühl, Hambourg et Madrid, celle-ci est parfaitement installée à Paris. Sur la droite de la grande promenade, au-dessus des collections d'art pompier ou académique, voici une porte et une couleur pour chaque volume (le dernier ramassant les trois derniers jours). Enfilade rigoureusement ponctuée de violet, de vert, de rouge, de bleu et de jaune. Avec, à l'intérieur des pièces, des percées dans les cloisons simulant les mises en abyme entre les chapitres.
Inquiétante étrangeté
On entre comme dans un livre ouvert. Et on subit immédiatement le trouble. D'où vient cette si haute teneur en inquiétante étrangeté? De chacune des planches. Mais aussi de leur réunion sous des titres aussi énigmatiques que sériels tels que Dimanche Élément : la boue, le lion de Belfort, Lundi Élément : l'eau, Mardi : la cour du dragon Élément : le feu, Mercredi : œdipe Élément : le sang… Comme dans un roman policier qui s'emballerait ou un film de David Lynch les historiettes ne cessent de brouiller les pistes. À tous les niveaux hiatus et cassures noient le sens. Et cela alors qu'on croit toujours pouvoir s'y raccrocher comme à une bouée dans une tempête.
Décrire ne serait-ce qu'un collage relève de la gageure. Ernst joue avec ce défi, cessant même à partir du troisième livre d'adjoindre à ses planches la moindre légende. Tout juste dira-t-on que ce sont des condensés des mythologies antiques et bibliques, des bribes et agglomérats de contes de fées et de fables. Le tout fondu dans une perspective mathématique, ce qui participe à l'entreprise de déstabilisation.
L'effet est radical : chaque collage génère sa scène primale. La force onirique, l'impressionnant trouble du déjà-vu ensorcellent. Chaque viol perpétré par une statue de l'île de Pâques surgissant de derrière une tenture, chaque torture d'homme à tête d'oiseau, chaque femme à crinoline cernée de dragons, chaque mise en scène d'un crime toujours absurde : tout cela monte directement au cerveau. Et une fois vu, impossible d'oublier ces folies.
Comment Max Ernst est-il arrivé, en moins de trois semaines, confiné derrières les hauts murs du château de Vigoleno - une forteresse italienne digne du marquis de Sade où il se trouvait en résidence -, à ces 184 élaborations en prise directe sur l'inconscient ? Ni Freud ni Lacan ne suffisent à répondre. « C'est l'un des secrets les mieux gardés de l'histoire de l'art », répond Werner Spies, qui a pourtant bien connu l'artiste et passé des années à identifier les milliers de sources volontairement perdues. Mais que valent de tels indices face à un si grand mystère ?
Jusqu'au 13 septembre au niveau 2 du Musée d'Orsay. Catalogue: Fondation Mapfre/Gallimard/Musée d'orsay, 320 p., 45 €.
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