Arte: Duchamp, Man Ray, Picabia, trio dandy
Qu'on n'objecte pas le prix du trajet : il est moins coûteux d'aller à Londres qu'à Philadelphie. Pourquoi Philadelphie ? Parce que c'est là qu'il faut se rendre, d'ordinaire, pour déguster le célébrissime Nu descendant un escalier no 2 de Duchamp, son Passage de la vierge à la mariée et autres créations devenues autant de repères pour le XXe siècle. Exceptionnellement, elles ont traversé l'Atlantique avec le Je revois en souvenir ma chère Udnie de Picabia et la Danseuse de corde accompagnée de son ombre de Man Ray, les deux toiles majeures du MoMa de New York, et bien d'autres oeuvres emblématiques. Nouveau monde, Europe, musées, collections privées, toiles, photos, dessins, films, objets, archives : 380 pièces - pas un instant d'ennui en dépit d'une quantité qui pourrait être écrasante.
En dépit de l'accrochage aussi. Chronologique dans son ensemble - des années 1910 aux ultimes Man Ray, le dernier survivant -, il s'organise, à l'intérieur des époques, par thèmes : machines, érotisme, ready-made, curiosités scientifiques, jeu d'échecs, cinéma... Chacun de ces points concerne au moins deux des protagonistes, souvent les trois. La cohérence de l' est ainsi constamment démontrée. Mais ces rangements si logiques mettent trop d'ordre dans ce qui fut revendication et plaisir du désordre, contre-pieds et courts-circuits. On aurait aimé qu'à un moment au moins du parcours soient suggérés le plaisir du jeu et de l'improvisation, la désinvolture des sarcasmes, l'incongruité des "choses" proposées au regard des contemporains interloqués. Rien de tel, mais une remarquable dissertation informée et composée.
Le miraculeux est que ce traitement respectueux ne démagnétise pas les oeuvres : elles ont encore toute leur charge et électrisent toujours. Pour deux raisons au moins : parce que les cibles n'ont pas changé et parce que les trois archers sont des meurtriers précis.
Les cibles? Les traditions, les cultes, tout ce qui exige obéissance et respect, bien sûr : le passé qui ne passe pas. Mais, au moins autant, le présent qui atterre : le monde mécanique, la production en série, la modernité technique, la loi du nombre. Duchamp a raconté avoir été détourné de la peinture quand il a vu que celle-ci se vendait désormais comme "du spaghetti" ou "du haricot", quand l'art est tombé dans le "commercialisme".
Ses premiers ready-made comme les objets banals bricolés par Man Ray - le fer à repasser à clous - ou changés par lui en spectres photographiques sont certes des dérisions de l'objet d'art au sens habituel du mot : ouvragé, précieux, coûteux. Mais ce sont aussi des détournements du produit moderne, efficace et standardisé. ils ne servent à rien, et ce mérite n'est pas mince dans une société gouvernée par l'utilitaire. Les machineries incomplètes et déglinguées que Picabia dessine et peint ne fonctionneront jamais et si les "rotoreliefs" de Duchamp - des disques peints - tournent sur leur axe, ce n'est que pour susciter des illusions d'optique. Tous trois cultivent le dandysme de l'absurde.
Il suppose, comme tout dandysme, l'élégance de la présentation : perfection glacée de la peinture à l'huile de Duchamp qui fait du cubisme avec le soin d'un Hollandais du XVIIe siècle et polit jusqu'à sa mort les trucs et artifices d'Etant donnés; chic plus chamarré de Picabia, ne reculant jamais devant une blague visuelle, obscène de préférence; grâce sobre de Man Ray dans ses usages de la lumière, des ombres, des nus, des fantômes.
"Duchamp, Man Ray, Picabia", Tate Modern, Londres. www.tate.org.uk. tous les jours de 10 heures à 18 heures, vendredi et samedi jusqu'à 22 heures. Entrée : 11 £. Jusqu'au 26 mai.
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