Opera: Un "Wozzeck" d'anthologie

"Donner au théâtre ce qui appartient au théâtre, c'est-à-dire articuler la musique de telle façon qu'elle fût consciente à chaque instant de sa fonction au service du drame". Sylvain Cambreling, chef de la nouvelle production de Wozzeck (1925), d'Alban Berg (1885-1935), à l'Opéra national de Paris, rappelle, dans le programme de salle, cette réflexion du compositeur à propos de son adaptation du drame Woyzeck (1836), de Georg Büchner (1813-1837).
C'est en effet cela même, ou plutôt son exacte symétrie, qui frappe dans l'extraordinaire lecture - très applaudie à la première - du metteur en scène suisse Christoph Marthaler : tout ce qu'il fait, en matière de théâtre, semble puisé à la source la plus intime de la musique. Ce sont de menus détails, des finesses apparemment incongrues mais toujours justifiées par le dessein musical ou les détails du texte.

Une autre remarque de Berg, dans ses Indications pratiques pour l'étude de Wozzeck (1924) (Alban Berg, Ecrits, éd. Christian Bourgois, 1985), semble adressée à Marthaler même, qui la suit à la lettre : "Le travail du régisseur demande une connaissance (...) exacte de la musique. Celle-ci doit préciser les remarques, souvent vagues, de Büchner. Par exemple, pour tuer Marie, Wozzeck "lui enfonce - une seule fois - le couteau dans la gorge" (mesure 103). (...) On évitera tout carnage supplémentaire."

La mort de Marie est tellement nette et dénuée de carnage qu'on se demande si Wozzeck ne lui administre pas une injection plutôt qu'un coup de couteau. Les amateurs de littéralité en seront pour leurs frais : pour tout décor, ce Wozzeck a droit à une vaste guinguette des âmes en peine, éclairée à cru, entourée d'une aire de jeux pour enfants qui viennent, entre deux sauts de trampoline, siroter un soda à la paille. Des filles-mères attablées n'attendent et n'entendent plus rien. Marie, la belle de Wozzeck, qui n'est pas insensible aux charmes frelatés mais efficaces du tambour-major, a elle aussi élu domicile dans ce havre des perditions. Elle ne le quitte que pour forniquer.

On a eu peur que ce qu'on prenait pour une piscine gonflable au fond du décor ne tienne lieu d'étang dans lequel Wozzeck, à la fin de l'opéra, se noie. Mais Marthaler a trouvé une parade extraordinaire : il fait se dissoudre Wozzeck dans le noir qui envahit le plateau. Idée lumineuse, pour le coup.

CALME RÉSIGNATION

Sylvain Cambreling, incroyablement à l'aise, souple et précis dans une partition qu'il semble connaître comme sa poche, la tire tantôt vers l'expressionnisme le plus vif, tantôt vers les raffinements de la musique de chambre. La beauté de l'orchestration de Berg et sa palette expressive ont rarement été restituées si subtilement.

Angela Denoke (Marie) et Simon Keenlyside (Wozzeck) sont émouvants, car ils chantent avec exactitude et un calme rare dans ce répertoire difficile où la fureur tient souvent lieu de mystère. Parce qu'à l'aise musicalement, ils peuvent se plier aux délicatesses de Marthaler, si fort, si tendre, si déchirant dans sa fine compréhension du sadisme ordinaire, de la destinée à vau-l'eau des gens de peu. Comme est belle et juste la calme résignation de Wozzeck devant le meurtre inéluctable, alors qu'il n'a cessé de s'activer à des tâches subalternes pendant tout le spectacle, comme s'il cherchait ce "divertissement", cher à Pascal et Giono, qui occulte la mort... Et qu'est forte et exacte la froideur émouvante de cette Marie si désespérée qu'elle ne prend plus la peine d'exprimer son malheur indicible.

Et il y a cette fin, si irréelle et si vraie dans sa lumière de morgue, ces enfants qui, dans leur inconsciente cruauté, disent au petit que sa mère, Marie, est morte. On pense alors aux derniers mots de Pelléas et Mélisande, qu'on a envie d'ainsi parodier : "Et maintenant, c'est au tour des pauvres petits".

Wozzeck, d'Alban Berg, par Simon Keenlyside, Angela Denoke, Jon Villars, David Kuebler, Gerhard Siegel, Roland Bracht, Maîtrise des Hauts-de-Seine/Choeur d'enfants de l'Opéra national de Paris, Orchestre de l'Opéra national de Paris, Sylvain Cambreling (direction), Christoph Marthaler (mise en scène), Anna Viebrock (décors et costumes), Opéra-Bastille, Paris, le 29 mars. Jusqu'au 19 avril. Diffusion sur France Musique le 19 avril, à 20 heures.

Renaud Machart

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