Arte: Toute la lumière et le gris de Goya

Il en est de Francisco Goya (1746-1828) comme d'un très petit nombre d'artistes, que l'on aurait tendance pour cette raison à considérer comme les plus grands. On croit le connaître, on a regardé beaucoup de ses oeuvres et ça ne fait rien : à chaque fois elles prennent au dépourvu, on y voit ce que l'on n'y avait pas vu auparavant, elles donnent d'autres idées.

Ses gravures - Les caprices de 1799, Les désastres de la guerre et Les disparates, qui n'ont été tirés qu'après sa mort, et les suites tauromachiques - ont fait l'objet d'expositions et de publications innombrables. Elles se dressent tel un massif hérissé et dangereux, comme il en apparaît parfois à l'arrière-plan de ses planches. Elles sont toutes à découvrir au petit palais, à paris.

Les formats sont petits et le parcours est très long : plus de 280 oeuvres. Il est lesté de sections historiques et didactiques – les inspirateurs de goya, les techniques de l'aquatinte et de la lithographie, Goya vu par les romantiques et les symbolistes – qui auraient pu être plus brèves. L'éclairage est si parcimonieux dans certaines salles, pour des raisons de conservation, que l'on a peine à distinguer les détails. Il n'empêche. On entre dans l'exposition et, à la deuxième ou troisième eau-forte des Caprices, on est pris. La puissance d'invention et d'expression contenue dans chacun de ces petits morceaux de papier recouverts d'un peu d'encre est irrésistible.

Goya a deux façons de procéder, qu'il emploie séparément ou ensemble. La première, dans l'ordre chronologique, c'est le fantastique et l'allégorie précipités dans le burlesque et le tragicomique : les diables qui se rognent les ongles, les ânes modèles qui posent pour les singes peintres, les processions de coquettes vénales et de séducteurs idiots, les spectres et les boucs.

Les Caprices traitent ainsi des vices de l'espèce humaine en général et de la société espagnole en particulier. dans ces scènes souvent nocturnes, le moindre détail – ailes de papillon, perroquet jaseur – a son ou ses sens symboliques, fait allusion à une fable ou à une parabole. Le dessin file le long des trognes caricaturales et des longues robes. Le clair-obscur fait sortir les monstres de la nuit. Le ton de bouffonnerie rend moins cruel le jugement porté sur l'espèce humaine.

L'autre voie, pour Goya, c'est l'observation. Le "j'ai vu cela" qui est le titre de l'une des premières planches des Désastres de la guerre, suite commencée en 1810 en raison de l'invasion de l'espagne par les troupes napoléoniennes et de leurs crimes.

Un autre titre dit "cela ne peut se regarder" : un groupe de femmes et d'hommes enfermés sous une voûte et qui sont voués à être fusillés. on ne voit pas le peloton, seulement l'extrémité des canons et les baïonnettes. viols, exécutions pour l'exemple, pillages, fosses communes et cadavres par charrettes. Goya tient le journal minutieux d'une guerre – pour toutes celles qui ont eu lieu auparavant et depuis.

Quand les deux manières se rencontrent, cela donne Les disparates, commencés en 1816 : 22 cuivres que Goya ne tenta pas d'éditer et qui ne le furent qu'après la mort de son fils javier, en 1854. Dans ces planches de grand format, les scènes prises observées sont tirées du côté de l'absurde et de l'impossible soit par une épuration qui supprime lieux et décors jusqu'à faire perdre tout repère, soit par l'intrusion d'un spectre colossal, d'un cheval carnivore ou d'un géant qui joue des castagnettes. Chacune peut prêter à plusieurs interprétations.

Dans toutes, l'art de la lumière et des gris est à son paroxysme. De là, sans doute, la capacité de ces oeuvres à s'incrire dans la mémoire. On avait pu en oublier le titre, oublier que c'était un Goya : mais la vision, elle, était restée. A la prochaine exposition Goya, le phénomène se reproduira : son dessin laisse dans l'esprit une trace aussi durable que l'acide dans le cuivre.

La prochaine exposition, du reste, a lieu à Lille, où le palais des beaux-arts présente sa collection des Caprices, accompagnée d'hommages d'artistes actuels, Jake et Dinos Chapman et Yasumasa Morimura en particulier.

Enfin on peut faire le voyage à Madrid. Parce que le Prado possède la plus belle collection de Goya au monde. Mais ce musée revisite aussi ses années de guerre : on retrouve Le 2 mai et Le 3 mai 1808 évidemment, mais aussi des toiles moins connues, comme Le frère Pedro de Zaldivia assomme Maragato le bandit, prêté par Chicago, des dessins et, comme il se doit, les Caprices, les Désastres de la guerre et Les disparates.

Philippe Dagen

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