Arte: Pollock et Rouault, deux peintres sorciers
Pour osées quelles soient, les démonstrations ne sont pas réellement convaincantes. Troublantes, parfois. Reste que réunir soixante-dix tableaux de Rouault, tous provenant de la collection de l'industriel japonais Sazo Idemitsu (1885- 1981), et surtout une quarantaine de toiles et de dessins de Pollock, dont une douzaine proviennent de ses héritiers, est aujourd'hui un exploit qu'il convient de saluer. Surtout pour un lieu privé, qui se passe des aides de l'Etat.
Chaque parcours se déploie sur un étage de l'immeuble de la place de la Madeleine. L'accrochage des Rouault est classique, celui de Pollock beaucoup moins. Car pour ce dernier, le parcours serpente au sous-sol du bâtiment, alternant les oeuvres de l'Américain, auxquelles ont été adjointes des tableaux du surréaliste André Masson, et des objets rituels des cultures amérindiennes.
L'historien d'art californien Stephen Polcari, commissaire de l'exposition, et Marc Restellini, le directeur des lieux, ont choisi une répartition thématique des oeuvres de Pollock, commençant par une rotonde où de longs textes dévoilent le contexte, les influences et les références de l'exposition. Un souci de didactisme louable, mais qui entraîne pour le public quelques bouchons.
Les salles suivantes égrènent des thèmes-clés de l'initiation d'un sorcier, comme "Le sacrifice et la mort", "La fusion de l'homme et de l'animal", ou encore "Germination et naissance". Il s'agit de montrer, comme l'écrit Marc Restellini, que les "drippings", les tableaux peints à plat, sur lesquels Pollock laisse s'écouler la peinture liquide, dans une gestuelle qui tenait effectivement de la danse, ne sont pas des oeuvres purement abstraites, comme on le pensait jusqu'alors, mais qu'elles peuvent receler des symboles et obéir à un rituel de type chamanique.
CALLIGRAPHIE JAPONAISE
Or, si l'intérêt de Pollock pour les arts amérindiens est avéré, il est plus délicat de faire fi du contexte de l'abstraction américaine d'après-guerre, où les enjeux se situaient ailleurs, du côté de Picasso, du surréalisme, et d'une conquête d'une indépendance artistique vis-à-vis de l'Europe. Nul doute que le livre que Stephen Polcari prépare sur le sujet sera âprement discuté par la communauté des historiens d'art.
Sorti des caves aux chamanes, le visiteur peut débuter son ascension vers Rouault. Elève de Gustave Moreau (l'homme qui, selon le mot féroce de Degas, "mettait des chaînes de montre aux dieux"), ami et condisciple de Matisse, Rouault a exploré le monde interlope du Paris de la fin du XIXe siècle, avant de se concentrer sur des tableaux d'inspiration religieuse. Le tirer vers le shintoïsme est impossible : seuls les natifs du Japon peuvent entretenir des rapports avec les kami, ces dieux qui sont aussi leurs cousins.
Pourtant, c'est ainsi que des Japonais eux-mêmes l'ont perçu : découvrant au début des années 1970 cette peinture aux couleurs cernées de noir, Sazo Idemitsu, qui collectionnait l'art de son pays et ne s'était jamais intéressé aux oeuvres occidentales, y vit des similitudes avec la calligraphie japonaise. Au point de devenir, avec un ensemble de 400 oeuvres, le plus important collectionneur privé de Rouault au monde, ce qui mérite considération. Et à comparer, L'Univers, de Gibon Sengai, et le Golgotha, peint par Rouault en 1939, on se prend à comprendre l'étrange passion de M. Idemitsu.
Pinacothèque. 28, place de la Madeleine, Paris-8e. Tél. : 01-42-68-81-07. Tous les jours de 10 h 30 à 18 heures. Jusqu'au 18 janvier (Rouault) et au 15 février (Pollock). Entrée : 9 €. Catalogue 260 p., 40 €.
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