Cultura: François Pinault fait passer la douane à l'art contemporain

En métamorphosant la Dogana, le milliardaire breton refait de Venise un phare de la création moderne.

Elisabeth Couturier - Paris Match

A la pointe de l'île de Dorsoduro, la Douane de mer semble fendre les flots. Durant des siècles, elle a accueilli les produits d'Orient. Elle est désormais l'écrin des œuvres d'avant-garde collectionnées depuis trente ans par le patron du groupe PPR (Gucci, Fnac, La Redoute...). La nouvelle « Dogana » se dévoile au grand public le 6 juin, soit la veille de l'ouverture de la Biennale. Une vraie prouesse. En moins de deux ans, toute la structure de ce bâtiment du XVIIe siècle a été restaurée et l'intérieur entièrement réaménagé autour des neuf nefs originelles. Le tout sous la houlette de l'architecte japonais Tadao Ando. Après la pose d'une dalle d'étanchéité de 5 000 mètres carrés, les briques endommagées ont été remplacées une par une. Il a fallu un chantier « flottant » – port provisoire, pilotis et pontons-grues – afin de rendre vie à la bâtisse, presque cernée par les eaux. Pour devenir Sérénissime, Venise a toujours dû braver les éléments.

Paris Match. Vous souvenez-vous de la première œuvre que vous avez acquise ?
François Pinault. C'était en Bretagne, il y a plus de quarante ans. Au gré d'une visite dans une galerie, un tableau de Paul Sérusier m'a touché. Je l'ai toujours, même si, depuis, je me suis davantage intéressé à la création contemporaine. D'une certaine manière, ce tableau me rappelle l'évolution de mon regard.

Avez-vous toujours envie de l'œuvre que vous ne possédez pas encore ?
S'engager dans l'art n'est pas prétendre à l'exhaustivité. Mes choix reflètent mon regard, ma curiosité, mes engagements et les risques que je prends. Ce n'est pas une collection construite selon un propos systématique. L'idée n'est pas de modérer la force de mes choix par d'impossibles nuances d'équilibre, ni d'être mû par l'obsession de l'acquisition. Ce qui me passionne, c'est de découvrir des horizons différents.

Quelle place occupent les conseillers dans l'élaboration de cette collection ?
Quand on collectionne, il y a toujours des conseillers, ne serait-ce que pour vous signaler telle ou telle exposition ou telle ou telle œuvre. Cependant, je n'ai jamais acheté une œuvre d'art sans l'avoir vue moi-même. Très tôt, je n'ai fait confiance qu'à mon œil.

Y a t-il encore des œuvres que vous hésitez à traiter comme art, non-art ou canular ?
Au XIXe siècle, Daumier était considéré comme un simple caricaturiste, aujourd'hui son talent artistique est unanimement reconnu et la subtilité de son humour révélée. De la même façon, certains artistes contemporains adoptent des approches qui peuvent choquer au premier abord, mais qui finiront avec le temps par se révéler dans toute leur profondeur. C'est d'ailleurs l'une des caractéristiques de l'expression artistique : on peut se mettre à aimer ce qu'on croyait détester.

Aimez-vous rencontrer des artistes ?
Lorsque des œuvres vous interpellent, je trouve naturel de vouloir aller plus loin, de rencontrer leurs créateurs et de les accompagner dans leur projet. J'ai ainsi soutenu des artistes comme Richard Serra, Adel Abdessemed, Cindy Sherman, David Hammons ou Urs Fischer, venus d'horizons très divers, et je prends un grand plaisir à vivre des moments rares avec eux.

Y a-t-il une jouissance à acheter une œuvre que tous les autres souhaitent ? N'y a-t-il pas dans cette compétition une similitude avec le monde des affaires ?
Lorsqu'on acquiert une œuvre d'art, on n'est pas mû par les autres mais par ses propres pulsions. La puissance d'une œuvre d'art est le produit d'une expression libre de toute contrainte utilitaire. Elle vous conduit à vous remettre en cause en permanence. Il est vrai aussi que dans la vie d'un entrepreneur, la remise en cause et la prise de risque sont omniprésentes. Reste que, dans le domaine de l'art, l'émotion est primordiale, alors que dans les affaires elle est généralement considérée comme un sentiment suspect.

Certaines œuvres n'atteignent-elles pas des prix indécents ?
L'emballement autour des œuvres d'art contemporain, notamment aux Etats-Unis, a probablement été lié à l'émergence des fortunes rapides. Mais, déjà en 1641, la vente de la collection du roi Charles Ier d'Angleterre, dont Mazarin a été l'un des plus grands acheteurs, a été un événement d'importance. Aujourd'hui, la circulation de l'information donne un écho plus grand aux éventuels excès.

L'art actuel, avec ses dimensions démesurées et ses prix records, n'est-il pas formaté pour les milliardaires ?
Le champ de l'art contemporain ne peut pas être réduit aux œuvres démesurées et chères, médiatisées à outrance. C'est bien plus que cela. L'amateur d'art se détermine librement, indépendamment de la dictature de l'instant, même si parfois les prescriptions du marché influencent les choix et les désirs de certains. Ce que je trouve choquant, c'est quand des chefs-d'œuvre, quel que soit leur prix, sont jalousement gardés par leur propriétaire et définitivement cachés aux yeux du public.

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