Cultura: Les aléas modernes et culturels de la "belgitude"

Bruxelles Correspondant

Engagés dans une amusante course-poursuite, les héritiers de René Magritte et ceux d'Hergé ne seront pas parvenus à se départager. La Fondation qui veille scrupuleusement sur le nom du peintre surréaliste et celle qui défend bec et ongles le legs du père de Tintin offriront le même jour, mardi 2 juin, un musée au grand public. L'un situé sur la place Royale de Bruxelles, l'autre sur le campus de l'université de Louvain-la-Neuve, à 30 kilomètres de la capitale.

Le premier est abrité dans l'ex-hôtel Altenloh, un bâtiment de 2 700 m2 datant du XVIIIe siècle et contigu aux Musées royaux des beaux-arts. Il a été réhabilité grâce au pouvoir fédéral belge et au groupe GDF-Suez. Par son "mécénat de compétences", à savoir les prestations de plusieurs de ses filiales, le groupe énergétique français a mis 6,5 millions d'euros sur la table. Cet engagement, destiné à prouver "l'ancrage belge" de l'entreprise, a permis d'effectuer les travaux en un temps record. Il n'a toutefois pas permis de signer un véritable "geste" architectural.

Ratant cette autre occasion, Bruxelles la défigurée attendra donc encore qu'un grand projet de construction l'installe enfin sur la carte européenne des lieux méritant le déplacement, et pas seulement le détour. Les responsables du musée tablent sur quelque 600 000 visiteurs par an. Ceux-ci seront inévitablement séduits par le contenu des trois étages du musée, où l'on retrouvera une partie des chefs-d'oeuvre du peintre, mais les étrangers resteront sur leur faim. L'inventivité de Magritte méritait mieux que cet hôtel de maître au style classique, d'une couleur crème qui n'ôte rien à sa banalité.

Le Musée Hergé est quant à lui sorti de terre ex nihilo, dans une ville nouvelle édifiée après l'expulsion des francophones de l'université flamande de Leuven (Louvain l'ancienne), en 1968. Désertant Bruxelles parce qu'elle n'avait pas trouvé à y satisfaire des prétentions jugées extravagantes, la Fondation Hergé a, elle, misé sur un vrai projet architectural, mais fait le pari hasardeux d'un musée voué à Hergé et très peu à Tintin. A savoir qu'il présente huit salles de planches, de croquis, de journaux et de films en renonçant tant à l'aspect ludique de l'oeuvre tintinesque qu'à l'interactivité entre celle-ci et le visiteur. Les jeunes fans du reporter et de son chien risquent bien de s'ennuyer, sauf à compter sur la science d'un papa expert qui les guidera dans la biographie d'un homme aussi discret que génial, aussi adulé qu'ambigu.

GRANDES FIGURES DU PASSÉ

Les promoteurs du Musée Hergé tablent sur quelque 200 000 visiteurs par an. Ils apprécieront sans doute davantage la réalisation de Christian de Portzamparc, quatre volumes reliés par des passerelles et superbement éclairés, dans un décor enrichi par des cases de BD démesurément agrandies. Un rêve ? Que les tableaux de Magritte s'installent à Louvain-la-Neuve et les planches d'Hergé dans ce Bruxelles où il vécut toute sa vie et qui correspond tellement à son esprit...

Il est amusant et symbolique, en tout cas, que les deux musées ouvrent simultanément, alors que les Belges - les francophones principalement - cherchent à se rassurer en cette époque incertaine. Au royaume d'Albert II, en des temps doublement électoraux - ici, on votera à la fois pour des eurodéputés et des députés régionaux -, la culture est bien le dernier des soucis politiques, mais le recours aux grandes figures d'un passé proche et glorieux apaise, et offre l'illusion d'une possible renaissance. Hergé et Magritte, esprits typiquement belges et jouissant d'une renommée mondiale : qui trouver de plus approprié pour incarner cela ?

Dans "Belgique toujours grande et belle", titre d'un célèbre numéro de la Revue de l'Université libre de Bruxelles, paru en 1998, le philosophe Jacques Sojcher résumait ce sentiment diffus appelé, faute de mieux la "belgitude" - cette foi "dans un pays qui, urbi et orbi, fait rire ou fait peur". Comment l'expliquer ?

HÉRITIERS INTRANSIGEANTS

Par "le mélange des peuples et des cultures, la truculence de palais et de langue, la passion du dérisoire, des accents, des solécismes et des barbarismes au pays du Bon Usage". Mais la " belgitude", poursuivait le philosophe, c'est aussi, et évidemment, "le professeur Tournesol égaré avec son pendule, des Dupond Dupont gaffeurs, le capitaine Haddock qui a le coeur sur la main, Tintin qui a toujours l'héroïsme de la probité, la fougue du reporter - avec lui Dutroux aurait vite été découvert et les enfants sauvés".

L'écrivain Jean-Pierre Verheggen, quant à lui, écrivait dans la même revue un articulet délirant intitulé "Magritte à plus d'un titre". Evoquant une "Mère Patrie, comme le temps tantôt humide, tantôt timide", il s'en prenait surtout à celui qu'il appelait Léonardo da Herscovinci, à savoir Charly Herscovici, président de la Fondation René Magritte. Cet économiste d'origine roumaine, lié, dit-il, par "une relation filiale à la veuve du peintre" s'est vu confier progressivement par Georgette Magritte la gestion de l'oeuvre.

Il en est le gardien vigilant et intransigeant. Au moins aussi décrié que Nick Rodwell, deuxième mari de Fanny Hergé, épouse et légataire universelle de l'oeuvre d'Hergé. Un autre signe des temps : si les deux grands artistes incarnaient la belgitude, leurs héritiers sont les parfaits produits de l'ère du capitalisme débridé, qui balaie le rêve, le sentiment et la nostalgie.

Musée Magritte, 3, rue de la Régence, Bruxelles. Tél. : 00-32-2-508-33-33. www.musee-magritte-museum.be

Musée Hergé, 26, rue du Labrador, Louvain-la-Neuve. Tél. : 00-32-10-488-421. www.museeherge.com

Jean-Pierre Stroobants

Comentarios

Entradas populares