Cultura: Entretien avec Roberto Saviano l'auteur de "Gomorra"

Auteur du best-seller Gomorra, qui dénonçait les exactions de la Mafia napolitaine et lui a valu des menaces de mort, Roberto Saviano aspire à d'autres sujets. Mais la Camorra reste une obsession dont il ne se défait pas. Rencontre avec un homme hanté. Tout l'été retrouvez les entretiens coups de coeur de l'année!
Le 31 juillet 2009- par Pierre Siankowski

Avec quatre millions d'exemplaires de Gomorra vendus à travers le monde et un Grand Prix à Cannes (pour le film de Matteo Garrone tiré de son livre), Roberto Saviano, 30 ans, est devenu une vedette mondiale de l'édition. Ce qui déplaît fortement à la mafieuse Camorra, héroïne malgré elle de son livre, qui l'a depuis publiquement menacé de mort : Saviano est ainsi sous surveillance policière permanente depuis près de trois ans, et c'est entouré de cinq policiers (plus deux démineurs partis en éclaireurs sur les plateaux de télé où il doit se rendre) qu'il nous reçoit dans un hôtel parisien. Malgré l'ambiance, l'écrivain italien a pourtant l'air apaisé.

Après Gomorra, vous sortez Le Contraire de la mort, un recueil composé de deux nouvelles. L'intrigue se déroule à Naples et s'inspire de faits réels ayant trait, de près ou de loin, à la Camorra… C'est une obsession?

Roberto Saviano – Oui, clairement. C'est très difficile pour moi d'écrire sur autre chose que ma terre, la corruption qui la mine. Mais mon ambition, c'est de raconter le monde vu de ma terre. C'est une obsession assez faulknérienne : Faulkner racontait le monde de sa ville d'Oxford, dans le Mississippi. Moi, ce serait Naples, Campanie, en toute modestie. Car je pense que je suis différent dans mon approche de la littérature. Je pars de documents, mes modèles seraient donc plus Primo Levi ou Soljenitsyne. On peut aussi penser au Truman Capote de De sang-froid. Parmi les contemporains, je pense à des gens comme Nick Tosches ou William T. Vollmann, qui ont beaucoup compté pour moi. Plus récemment, je me suis passionné pour le travail de l'Indien Suketu Mehta, ou celui de l'Israélien Ron Leshem. Je suis en contact avec ces écrivains, nous formons une sorte d'internationale de la "non-fiction".

Vous vous définissez comme écrivain ou journaliste ?

Je suis un écrivain qui s'inspire des techniques journalistiques. Mais ce qui me fait plaisir, c'est que les écrivains me considèrent comme un journaliste, et les journalistes comme un écrivain. J'aime être un animal sans pedigree, une sorte de bâtard.

Les écrivains italiens se sont-ils beaucoup mobilisés autour de vous après les menaces de mort que vous avez reçues ?

Très peu. A l'étranger, il y a eu le prix Nobel Orhan Pamuk. Et Salman Rushdie, naturellement. Mais en Italie, il a fallu attendre que des scénaristes tels que Spike Lee ou Martin Scorsese me soutiennent pour que les écrivains leur emboîtent le pas. Mais je dois dire qu'ils n'ont pas été très nombreux, à part des gens comme Giancarlo De Cataldo, Umberto Eco ou Erri De Lucca. Lorsque j'ai été invité à l'académie des écrivains italiens en compagnie de Rushdie, il y a eu un débat. Beaucoup d'écrivains se sont demandés si ce que j'écrivais était vraiment de la littérature. Finalement, c'est Rushdie qui a tranché, en disant que, pour lui, j'étais un vrai écrivain.

Quelle a été l'attitude des journalistes italiens ?

Ils ont été encore plus silencieux que les écrivains, surtout en Campanie. Les petits chroniqueurs me détestent, la majorité des journalistes aussi – d'ailleurs la plupart d'entre eux sont corrompus par la Camorra. Le succès de mon livre nie tout leur travail, montre la supercherie: on se rend compte qu'ils écrivent des articles à l'eau de rose depuis plus de vingt ans. Je comprends que ce soit assez humiliant.

Quand vous rencontrez Salman Rushdie, dont la vie a également été menacée après la publication des Versets sataniques en 1989, vous vous échangez des "petits conseils" ?

Oui, il est en train de m'aider à m'installer à New York. Pour le moment, je vis entre Naples et Rome, mais il faut que je change d'air, j'habite souvent dans des casernes, ça n'est plus tenable. Salman m'a aussi expliqué comment parvenir à monter dans un avion dont on me refuse l'accès, il m'a appris à ne pas rester trop seul, à ne pas hésiter à accepter les fêtes, à continuer à rencontrer des filles (rires). Il est de bon conseil sur le travail aussi, il m'a incité à écrire dans les journaux, sur d'autres sujets, pour ne pas céder à la paranoïa. Récemment, j'ai fait le portrait du joueur de football argentin Lionel Messi pour un journal italien – j'ai été flatté quand il m'a dit qu'il ne lisait pas beaucoup mais qu'il connaissait mon histoire. Nous avons parlé de mon obsession pour la Camorra, et il m'a parlé de la sienne pour Maradona – c'est vrai aussi pour moi. J'ai assisté à la demi-finale Italie-Argentine à Naples lors de la Coupe du monde 1990, tout le stade soutenait l'Argentine tellement Maradona était populaire. Je devrais raconter cette histoire, tiens. Il faut que je continue à écrire sur des sujets variés, le plus possible, pour rester un écrivain et ne pas devenir juste un symbole.

Vous vous êtes aussi rendu à L'Aquila, dans les Abruzzes, juste après le tremblement de terre.

C'était l'un de mes premiers mouvement en "plein air" depuis trois ans, j'étais suivi par une escorte, mais j'ai pu rencontrer des gens. Et puis j'ai fini par écrire un truc sur la reconstruction qui allait être manipulée par la Camorra (rires). On ne se refait pas !

C'est pour cela que vous envisagez de partir aux Etats-Unis ? Pour parler d'autre chose?

Oui, j'ai hâte de changer de sujet… Hum… Le problème, c'est que les choses dont je vais parler auront certainement encore un lien avec la criminalité. Si j'ai choisi les Etats- Unis, et surtout New York, c'est parce que je pense que c'est l'endroit où je peux finir le cycle que j'ai entamé inconsciemment avec Gomorra. J'ai envie de raconter la fin des familles mafieuses américaines, un peu comme ce qui a été fait dans Les Soprano, mais aller plus loin. En montrant comment elles se vendent comme une brand, comme une marque, à des mafias plus jeunes, comme la géorgienne, la kosovarde ou la jamaïcaine, qui sont très puissantes à New York. J'ai envie de voir et de raconter comment les mafias se transforment, s'adaptent à l'époque.

Les Soprano, c'est une série qui vous a fasciné ?

Oui, je lui dois mon succès mondial. Depuis Le Parrain de Coppola, les histoires de mafia étaient un peu entrées au musée. Les Soprano ont apporté beaucoup de modernité à cette univers. Du coup, le monde entier considère que j'ai écrit la version "réelle" des Soprano, qui sont d'ailleurs originaires de Naples.

Est-ce que vous vous sentez proche de gens comme Naomi Klein ou Denis Robert, qui au travers de leurs livres, de reportage, d'enquête et de fiction, ont réussi à cartographier certains univers très codés ? On pense à ceux de la globalisation, de la finance, des banques…

J'ai lu ces livres. J'aime beaucoup Naomi Klein comme observatrice des chocs économiques. J'essaie de faire le même travail avec la Mafia: expliquer, montrer et dévoiler avec le plus de simplicité possible. Et raconter des histoires, user du reportage ou de la fiction, ou des deux à la fois, est une arme décisive pour cela. Par exemple, en ce moment, j'aimerais beaucoup montrer comment les grosses mafias mondiales sont en train d'infiltrer les grandes capitales européennes en pleine période de crise. Car les mafias ont un avantage sur toutes les autres structures : le cash. Et en période de crise, c'est ce dont on a le plus besoin. On pourrait raconter ça dans un article classique, où interviendraient des spécialistes. Mais mettre cette histoire en scène est tellement plus explicite : raconter les rendez-vous entre dirigeants politiques et mafieux, les valises de billets qui traversent l'Europe, etc.

Gomorra a été adapté au cinéma. C'est important pour vous de toucher à de nouveaux supports pour diffuser vos idées ?

Tout à fait. Je travaille actuellement sur un projet de site internet qui serait consacré à la grande criminalité mondiale, qui diffuserait des informations dans le monde entier, qui mettrait des enquêtes en relation. Je fais partie de cette génération qui a compris que l'écrivain seul face à sa feuille blanche, c'est terminé. J'ai envie de réaliser un projet graphique aussi, qui traite de la Mafia. J'ai contacté plusieurs personnes mais rien n'est fait. J'ai pensé à Frank Miller, l'auteur de Sin City, au Maltais Joe Sacco, qui fait du grand reportage en bande dessinée. J'ai envie de faire une série aussi, pourquoi pas avec Canal+, avec qui je suis en contact.

Tous ces projets, c'est une façon de ne pas penser aux menaces de mort qui pèsent sur vous ?

La Camorra n'aurait aucun intérêt à me supprimer maintenant. Je deviendrais une icône. Et puis, il y a un code qui dit que l'on doit tuer un "traître" sur sa terre. Si je dois mourir, ça sera dans quelques années, en Campanie: on m'assassinera discrètement, dans quinze ou vingt ans, quand personne ne parlera plus de moi dans les journaux.

Le Contraire de la mort – Scènes de la vie napolitaine (Robert Laffont), 92 pages, 12,50 €.

http://www.lesinrocks.com/actualite/actu-article/t/1249041601/article/entretien-avec-roberto-saviano-lauteur-de-gomorra/

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