Música: La rigueur tellurique du contrebassiste Charlie Haden

Charlie Haden, contrebasse des Amériques, présent sur deux cent cinquante-quatre albums, de John Coltrane à Keith Jarrett - un album en duo, Jasmine, chez ECM, le 3 mai - en passant par Chet Baker, Archie Shepp ou Art Pepper, son premier mentor. Charlie Haden, auteur avecCarla Bley de la fantastique utopie musicale des années 1970, le Liberation Music Orchestra. Charlie Haden, compagnon des tout premiers quartets d'Ornette Coleman - alto pionnier du free jazz. Charlie Haden reprend la route avec son Quartet West, fondé en 1984, version 2010 : Ernie Watts (ténor), Alan Broadbant (piano) et Rodney Green (batterie). La formation passera par la France, au Grenoble Jazz Festival, le 2 avril.

Pas de contrebasse ? Mais si, justement, lui,Charlie Haden, ses lunettes lunaires d'adolescent abasourdi, son corps debout enveloppant l'instrument, souvent abrité sous une cage de Plexiglas pour protéger l'oreille, sept vies de musicien, un son inimitable. Un son de cathédrale, une lenteur, la sculpture de chaque note, des tics délicieux, cet amour aigu des graves, la soif de l'harmonie, une rigueur tellurique.

Eh quoi ? Il ne sait pas s'envoler, virevolter, monter et descendre le manche à la vitesse des formule 1 ? Revenons au Los Angeles des années 1950. Charlie Haden, petit Blanc parmi les Blancs, vient de quitter les ciels à peindre du Missouri pour suivre Miles Davis et John Coltrane de ville en ville. Il en est tétanisé. Il garde ce côté villageois de n'aimer que les villes et prend toujours sa place au premier rang. Il est âgé de 15 ans. Dans un club, un soir, il découvre, stupéfait, Ornette Coleman, saxophoniste alto novateur, qui en aura bien bavé avec ses idées d'avant-garde. Le voit se faire lourdement lourder par Gerry Mulligan, saxophoniste baryton de luxe. Inutile d'insister. Haden a toujours dit : "De toute façon, jamais je ne connaîtrai, de près ou de loin, ce qu'un Afro-Américain a enduré sur terre."

Haden a l'air gauche. Haden est de gauche. Haden philosophe croit la musique capable de changer le monde. Haden n'est pas idiot. Haden a connu les pénitenciers. Haden a fréquenté le "singe", l'héroïne, ce poison mortel qui donne des idées trop vives. Quand il voit Ornette Coleman au trottoir, son air si doux, si simplet, son cheveu sur la langue, son accent du Texas, Haden se présente. Quatre jours et quatre nuits, ils jouent ensemble.

Charlie Haden fait partie avec son alter ego Scott LaFaro du double quartette qui en 1960 enregistre avec Coleman, Eric Dolphy et Don Cherry l'album-manifeste, Free Jazz. Couverture,Jackson Pollock. Mesure-t-on l'acte ? Non ? Réception ? Un torrent de boue, force insultes scatos, inutile de trifouiller les archives, même en France, ce serait gênant.

Ce qui est passionnant, ce sont les deux parties de contrebasse liées comme des lianes, celle de Charlie, profonde, grave, lente, lourde. Celle de Scottie, ailée, aérienne, gracieuse comme un vol de planeur. Et vous savez quoi ? Ils se passent la main sur les quatre notes fixes du cordier, comme un don, un geste, une amitié. Ils habitaient alors ensemble. Scott LaFaro se tue dans un accident d'auto, à 24 ans. Le virtuose, c'est lui. Haden, grave, paysan, confiant dans la révolution, c'est l'autre. Or retenons ceci. Le soir, pour gagner 4 dollars et par amour de la musique, ils jouaient, l'un et l'autre qui s'aimaient tant, dans deux clubs différents. A la pause, c'est "Scottie", le véloce, qui sautait dans un taxi. Pour filer où, grands dieux ? Il filait au club où jouait "Charlie", juste pour l'apercevoir, le saisir, ne fût-ce qu'un quart d'heure.

Charles Edward "Charlie" Haden est né dans une tribu de musiciens tendance country de Shenandoah, Iowa, le 6 août 1937. Son frère joue la contrebasse : "A la maison, on ne faisait que de la musique. Mes parents chantaient dans le genre de la Carter Family ou des Delmore Brothers. Tous les gosses jouaient et chantaient." Lui, Little Charlie, à 22 mois, il fait ses débuts à la radio : "J'inventais les harmoniques sous ce que me chantait ma mère. On a eu une petite émission de radio. Uncle Carl, mon père et The Haden Family." C'est ce qu'il fait, il continue. Sous la mère.

Son Quartet West raconte des histoires de la Côte ouest. Des histoires simples, des chorus fondamentaux, une exactitude au cordeau. Comme diraient les musiciens, "ça joue terrible". D'accord, mais Charlie Haden, merveilleux compositeur et superbe sideman, ne transmettrait pas, n'aurait pas cet allant, ce charisme ? Allons !

Une nuit à la Mutualité (sono de hall de gare), avec Dewey Redman (ténor à pleurer que le public n'a jamais reconnu), Don Cherry (trompette de poche), Ed Blackwell à la batterie louisianaise, Haden prend un long chorus sur Lonely Woman, d'Ornette Coleman. Une houle est montée, un mouvement de fond, une vague d'applaudissements terrible, venue des ombres hugoliennes de l'océan. Envie de pleurer. Quelque chose finissait, mais quoi ? Ce soir, tous les bassistes de la terre jouent "mieux" que Charlie Haden. Sans doute, mais aucun aussi bien. Et de loin.

Grenoble Jazz Festival : MC2 Grand Théâtre, 4, rue Paul-Claudel, Grenoble. Tél. : 04-76-51-00-04. Christophe Monniot Trio, Jeanne Added et Yves Rousseau, Charlie Haden Quartet West, le 2 avril ; Yves Robert Trio, Stephan Oliva et François Raulin Quintet, Trio Paj, Little RedSuitcase, Maceo Parker, le 3. De 15 € à 25 €. Sur le Web: jazzgrenoble.com.

Francis Marmande

Comentarios

Entradas populares